Déjà vu ? #20 – Il est pas frais mon Dagon ?

Un portait sombre et tentaculaire d'H.P. Lovecraft par Ben Templesmith.
Un portait sombre et tentaculaire d’H.P. Lovecraft par Ben Templesmith.

La nouvelle a eu de quoi émoustillé même le plus blasé des amateurs d’horreurs sans noms : Ben Templesmith, grand maître des ambiances macabres des comics modernes, prépare un graphic novel consacré à l’une des plus célèbres nouvelles de la terreur littéraire : Dagon d’Howard Phillips Lovecraft ! Y a-t-il vraiment encore besoin de présenter le génial dessinateur australien de 30 Jours de Nuits ou bien l’architecte du Mythe de Cthulhu, dont on fêtera le cent vingt-cinquième anniversaire cette année ?

Dagon a un parfum particulier dans la bibliographie de cet auteur (et ne venez pas me parler d’odeur de poisson pas frais !) puisqu’il s’agit de son premier travail professionnel ; achevée en juillet 1917, cette nouvelle parait en novembre 1919 dans le onzième numéro du magazine pulp The Vagrant. Republié depuis 1965 dans un recueil de nouvelles à qui il a donné le nom, Dagon est par contre souvent absent de la liste des écrits constituant le canon du Mythe de Cthulhu alors que ce texte en fait pourtant partie. Le lien entre Dagon, à la base une déité orientale adorée entre autres par les Philistins, et les Grands Anciens transparait en effet clairement dans une nouvelle bien plus tardive, Le Cauchemar d’Innsmouth (The Shadow over Innsmouth), un récit écrit en 1931 qui a la particularité d’être le seul écrit de Lovegraft paru durant sa vie qui ne l’ait pas été dans un périodique ; rejeté deux fois par le magazine pulp Weird Tales, Le Cauchemard d’Innsmouth fini par paraître sous un format de livre relié en avril 1936.

Après avoir lu le Dagon de Ben Templesmith, vous n'aurez plus envie d'aller vous baigner à la plage...
Après avoir lu le Dagon de Ben Templesmith, vous n’aurez plus envie d’aller vous baigner à la plage…
L'adaptation de Dagon par Richard Corben.
L’adaptation de Dagon par Richard Corben.

On retrouve dans Dagon les ingrédients typiques des recettes qui seront servies dans les années suivantes par le chef Lovecraft : un personnage sombrant dans la folie qui ne sait pas discerner la vérité de la folie, une créature monstrueuse vaguement humanoïde, le culte d’un très ancien dieu marin, une expédition sur une île reculée inconnue du commun des mortels… Ben Templesmith entend bien porter toute la puissance qui se dégage de l’écriture dH.P. Lovecraft en reprenant la prose complète dans son roman graphique. L’artiste aura carte blanche pour illustrer selon ses désirs les soixante-douze pages qui composeront son œuvre puisque celle-ci sera réalisée à l’aide d’un financement participatif sur internet[1]. L’artiste a commencé à dévoiler quelques images du projet qui fera pas moins de soixante-douze pages, dont une illustration qui pourrait servir de couverture et qui fait l’objet de l’article de ce mois. Le scénariste-dessinateur n’est pas le premier à s’attaquer à cette œuvre de Lovecraft qui a déjà eu droit à plusieurs transpositions sous forme de bande-dessinée[2], dont une en 2008 par Richard Corben (encore un cador des comics horrifiques !) dans le premier numéro de la mini-série anthologique en trois parties Haunt of Horror: Lovecraft publiée par Marvel, mais aussi aux honneurs du grand écran avec le film Dagon de de Stuart Gordon, grand habitué des adaptations du maître de l’horreur[3], sorti en 2001 et inspiré à la fois de la nouvelle éponyme et du Cauchemard d’Innsmouth.

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L’image du jour.

L’image promotionnelle dévoilée par Ben Templesmith présente un paysage dans la pénombre, sans doute l’île dont il est question dans l’histoire imaginée Lovecraft puisqu’on distingue en son centre une forme rappelant l’obélisque qui joue un rôle important dans l’intrigue. Cette terre sombre est menacée par une terrible et gigantesque créature sous-marine que l’on devine sans mal être l’interprétation de Dagon faite par le dessinateur ! L’image ferait un très bon poster promotionnel pour un film… ce qui nous amène droit au but du sujet puisque cette image entretient une troublante ressemblance avec l’affiche du long-métrage Trémors ! Sorti sur les écrans en 1990, ce film réalisé par Ron Underwood mêlait à la fois fantastique et comédie avec l’inimitable Kevin Beacon et des acteurs plus secondaires (dont Charlotte Stewart, l’institutrice de La Petite Maison dans la Prairie, dans le rôle de la femme de Burt Grummer, un redneck passionné d’armes à feu immortalisé par Michael Gross !) aux prises avec les Graboïdes, des vers de terre géants préhistoriques que l’on pourrait qualifier de version très agressive des fameux vers de sables de Dune. Film devenu culte à travers le marché de la cassette vidéo qui accouchera tardivement d’une véritable franchise, son affiche présente Kevin Beacon et ses collègues Fred Ward et Finn Carter sur la terre ferme, inquiets de la menace sous-terraine portée par un Graboïde fonçant sur eux. Ce schéma sera repris pour les trois suites télévisuelles (sans Kevin Beacon) produites respectivement en 1996, 2001 et 2004, le troisième opus ayant même servi de rampe de lancement pour une courte série de treize épisodes diffusés en 2003 tandis que l’ultime volet prend carrément la forme d’un préquel se passant en 1889. Et cette franchise semble loin d’être morte puisqu’un cinquième volet, intitulé Tremors: Bloodline, est prévu en octobre prochain !

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Tremors : un film, trois téléfilms (bientôt quatre) et une série de treize épisodes, avec Michael Gross comme seul acteur présent dans chacun de ces projets.

L’analogie avec l’illustration de Ben Templesmith est aussi évidente sans que l’on puisse pour autant affirmer qu’il se soit forcément inspiré de l’affiche de Tremors car le procédé utilisé par l’artiste pour signifier une menace qui plane (ou plutôt creuse) sur un lieu qui ne se doute de rien ne date pas d’hier, ni même de 1990. On peut remonter jusqu’en 1975, date à laquelle est sorti l’un des films les plus iconiques de tous les temps dont l’affiche ne l’est pas moins : Les dents de la mer (Jaws) d’un certain Steven Spielberg qui a fait depuis son chemin avec des films un peu moins sanglants. L’image du nageur pratiquant insouciamment la brasse alors que le grand requin blanc le menace toutes dents dehors s’est depuis fait une place de choix dans l’imaginaire collectif des représentations percutantes du danger a pu influencer, inconsciemment ou non, plusieurs générations d’artistes. Si le requin partage avec Dagon et les Graboïdes des grandes dents acérées, il est aussi comme le premier à la base l’antagoniste d’une œuvre littéraire et a comme le second donné lieu à trois suites[4], mais qui contrairement aux joyeusetés bis mettant en scène les amis de Kevin Beacon[5] sont toutes plus oubliables les unes que les autres, ce qui n’a quand même pas empêché le second de reprendre le thème de la menace sous-marine sur son affiche.

Les Dents de la mer, un classique incontournable... et des suites plus qu'oubliables !
Les dents de la mer (Jaws), un classique incontournable… et des suites plus qu’oubliables !

Cette idée du danger qui viendrait « d’en-dessous » se retrouve depuis belle lurette dans les illustrations, notamment pour ce qui est des terreurs océaniques. Depuis toujours, l’imagination des hommes mêlés à des témoignages souvent de bonne foi ont peupler les mers de créatures dont la taille comme la dangerosité ont souvent dépassé les limites du raisonnable, avec en tête de podium le Kraken, une immense pieuvre issu de la mythologie nordique dont la particularité est qu’au contrario des serpents des mers, dragons à nageoires et autres léviathans sa légende tire sans doute sa source des calamars géants qui sont bien réels. Le Kraken est passé dans la postérité bien après la christianisation des dernières contrées scandinaves vénérant les dieux d’Asgard (bien que cette religion fasse un retour fracassant depuis des années, et ni voyez aucun lien avec le film Thor de Marvel) et a alimenté l’inspiration de nombreux artistes qui ont représenté la rencontre souvent houleuse de marins avec les dangereuses tentacules du colosse des abysses. Certains d’entre eux ont pu représenter la bête attaquant les navires par le dessous, quand la créature n’est pas carrément encore uniquement en train d’observant le bâtiment qu’il s’apprête à prendre d’assaut.

La légende du Kraken a alimenté l'imaginaire des marins et des artistes depuis des siècles : à fauche, une gravure réalisée par l'artiste anglais Edward Etherington pour l'ouvrage Monsters of the Sea (1887) de John Gibson ; au centre et à droite, des visions artistiques plus récentes (mais dont les noms des auteurs et les dates sont introuvables...) souvent utilisées sur internet pour illustrer des articles traitant du monstre marin.
La légende du Kraken a alimenté l’imaginaire des marins et des artistes depuis des siècles : à fauche, une gravure réalisée par l’artiste anglais Edward Etherington pour l’ouvrage Monsters of the Sea (1887) de John Gibson ; au centre et à droite, des visions artistiques plus récentes (mais dont les noms des auteurs et les dates sont introuvables…) souvent utilisées sur internet pour illustrer des articles traitant du monstre marin.

Le Kraken a également eu droit à de nombreuses apparitions dans les œuvres de lettre, et pas seulement dans l’inévitable Vingt-Mille Lieues sous les Mers de Jules Verne, puisque J.R.R. Tolkien a pu s’en inspirer pour le Guetteur dans l’eau rencontré par la Communauté de l’Anneau aux portes de la Moria et que des œuvres bien plus récentes comme Harry Potter de J.K. Rowling ou Olympos de Dan Simmons ont pu en faire usage… mais également H.P. Lovecraft qui a façonné la tête gigantesque de Cthulhu à l’image d’une pieuvre ! Et quand on sait que ce géant cosmique dort au fond de l’eau, la filiation ne laisse plus guère de place au doute…

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Une vision de Cthuluh qui rappelle quelque chose, non ?

Si l’article vous a plu, n’hésitez pas à réagir à travers les commentaires dans lesquels vous pouvez également laisser des suggestions pour des couvertures que vous aimeriez voir traiter à l’avenir !

[1] https://www.kickstarter.com/projects/templesmith/dagon-by-hp-lovecraft-and-ben-templesmith

[2] Vous trouverez sur ce site une liste très complète et détaillée des comic-books adaptés ou inspirés de l’œuvre d’H.P. Lovecraft : http://www.hplovecraft.com/popcult/comics.aspx

[3] On lui doit les adaptations cinématographiques des nouvelles  Re-Animator, From Beyond, The Outsider  (renommée Castle Freak) ou encore Dreams in the Witch-House en tant que second épisode de la première saison de la série télévisée Masters of Horror.

[4] Et même un faux cinquième opus signé Bruno Mattei, figure mythique des nanars italiens, qui a été contraint de renommer son Jaws 5 en Cruel Jaws. La pratique des fausses suites est très courante dans les contrefaçons cinématographiques italiennes des années 70 et 80, les films de George Romero en ont particulièrement fait les frais avec de nombreuses séquelles (le mot est vraiment approprié ici) pour chacun d’entre eux.

[5] Le second, intitulé Tremors: Aftershock, soit littéralement « Tremors: Contrecoup » est devenu chez nous « Les dents de la terre » !

A propos Marti 142 Articles
Lecteur assidu de comics et grand amateur de séries TV comme de cinéma, maître-nageur pour poneys à ses heures perdues.

2 Comments

  1. Le Dagon de Stuart Gordon est une sympatoche serie B d’aventure/survie,c’est pas Reanimator, mais la vision se regrette pas. Quand a la nouvelle elle-meme, je trouve son cote freudien hilarant ^^

    Merci de nous partager ces savoirs impies Marti, n’hesite jamais a faire un peu de tourisme a Innsmouth…

    • Ha, je m’attendais à un commentaire de ta part ! 😉

      Je n’ai lu qu’une seule fois la nouvelle il y a plus de dix ans, si mes souvenirs sont assez brumeux j’en garde un souvenir particulier puisqu’il s’agit de ma première lecture de Lovecraft. Pour le coup c’était dans l’anthologie Dagon, avec d’autres histoires qui m’ont davantage marquées, comme notamment celle de l’astronaute perdu dans un labyrinthe invisible.

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